
La crise du turnover aéronautique : une urgence qui pèse des centaines de millions
L’industrie aéronautique fait face à une urgence RH coûteuse. Le turnover moyen de l’aérospatial & défense a atteint ~13% en 2023, bien au-dessus de la moyenne américaine (~3,8% selon la même source). Par ailleurs, le coût de remplacement d’un salarié est fréquemment estimé entre 0,5 et 2 fois son salaire annuel, ce qui, à l’échelle d’entreprises de plusieurs dizaines de milliers de personnes, se chiffre vite en centaines de millions d’euros par an. (Deloitte, Gallup.com)
Cette crise résulte d’une « tempête parfaite » : vieillissement de la main-d’œuvre (une part importante est proche de l’âge de la retraite), concurrence accrue pour les talents et attentes post-pandémie qui bousculent les modes de travail traditionnels du secteur. Le diagnostic 2025 de Deloitte pointe à la fois la pénurie de compétences et l’hémorragie d’expérience dans l’A&D. (Deloitte)
La France, locomotive européenne… sous tension de recrutement
En Europe, l’aéronautique (au sens large A&D) emploie ~1,03 million de personnes en 2023 et génère 290,4 Md€ de chiffre d’affaires, avec un salaire moyen d’environ 59 000 € (soit +43% vs moyenne européenne). La France y occupe une place majeure : chiffre d’affaires de 77,7 Md€ en 2024 et ~222 000 salariés dans la filière (fin 2024). (ddd.uab.cat)
Derrière ces chiffres se cache une réalité RH : les besoins d’embauches restent très élevés. Après environ 28 000 recrutements en 2023, la filière en France a réalisé ~29 000 recrutements en 2024, et vise ~25 000 en 2025 (dont ~6 000 alternants). L’enjeu est autant la montée en cadence que la rétention des compétences. (GIFAS, GIFAS)
Malgré des salaires supérieurs à la moyenne européenne, la pression concurrentielle (y compris du spatial et de la tech) montre que la rémunération seule ne suffit pas à enrayer le turnover ; l’attractivité passe aussi par le sens, les parcours et la flexibilité.
Les géants du secteur : signaux contrastés
Boeing illustre le coût d’une perte d’expérience : ~28 000 postes ont été supprimés en 2020, et une forte proportion de personnels récents est encore en formation sur les lignes. En 2024, l’entreprise a affiché une perte nette ~7,6 Md$ et une perte opérationnelle ~4,1 Md$ (consolidé), tandis que la division Defense, Space & Security a enregistré ~5,4 Md$ de pertes sur cinq programmes (KC-46A, T-7A, MQ-25, VC-25B, Commercial Crew). L’épisode Alaska Airlines (janv. 2024) a, en outre, effacé près de 30 Md$ de capitalisation en quelques jours. (Financial Times, s2.q4cdn.com, Yahoo Finance)
Airbus, à l’inverse, a accru ses effectifs de 147 893 (fin 2023) à 156 921 (fin 2024), malgré un marché tendu, et conserve des indicateurs RH favorables (ex. : score de rétention élevé selon des baromètres publics). (Airbus, Comparably)
Safran a connu une année record : chiffre d’affaires 2024 ajusté de 27,317 Md€ (+17,8%) et résultat opérationnel récurrent de 4,119 Md€ (+30,1%). Cette performance n’exonère pas pour autant les acteurs de la filière de traiter les défis de fidélisation sur le terrain. (Safran)
Les coûts « cachés » qui font exploser la facture
Au-delà du recrutement, l’aéronautique supporte des coûts spécifiques :
Habilitations/clearances : dans l’écosystème défense US, les délais moyens pour obtenir une habilitation Secret/Top Secret se sont allongés depuis 2023, créant des retards d’affectation et des coûts additionnels (ex. : DCSA reporting). (ClearanceJobs)
Formations & licences : la certification A&P (FAA) exige 18 à 30 mois d’expérience (ou un cursus approuvé), et les licences EASA Part-66 impliquent des exigences de formation + expérience récente avant signature. Ces latences de productivité pèsent directement sur les flux. (Administration Fédérale de l’Aviation, EASA)
Les retards de programmes liés à des équipes sous-dimensionnées ou peu expérimentées amplifient ces coûts. Des rapports officiels (NASA/OIG, IRB Psyche) ont explicitement relié des déficits de compétences et des problèmes d’organisation à des glissements calendaires dans l’exploration spatiale, un enseignement transposable à l’aéronautique/ défense. (NASA Office of the Inspector General, democrats-science.house.gov)
Les stratégies de rétention qui prouvent leur ROI
Des initiatives concrètes montrent un impact mesurable :
The Aerospace Corporation : semaine 9/80 (vendredi sur deux libéré) et contributions retraite 8-12% (combinaison versements de l’employeur + matching) figurent parmi les piliers d’un pack de rétention compatible exigences « cleared ». (aerospace.org, retirees.aerospace.org)
Northrop Grumman – iReturn : programme de returnship (12 sem.) pour ré-intégrer des profils expérimentés après pause carrière, utile pour reconstruire l’expérience perdue. (Northrop Grumman)
Boeing : déploiement renforcé de training sécurité/qualité et de mécanismes d’« employee listening » (reporting & « Speak Up » refondu) pour accélérer les boucles de feedback. (boeing.com, Le Wall Street Journal)
Plus largement, les organisations qui réduisent le turnover bénéficient d’un effet de levier financier important, car le coût de remplacement (jusqu’à 2× le salaire selon Gallup) s’additionne aux pertes de productivité durant la montée en compétence. (Gallup.com)
La flexibilité reste un levier sous-exploité mais efficace : si la production exige la présence site, le secteur met en place horaires décalés, rotations, semaines compressées et, côté spatial, politiques hybrides demeurées largement en place post-pandémie. (Deloitte, space-careers.com)
Transformation des effectifs : d’un risque à un avantage compétitif
– Notre conclusion
Les entreprises qui s’en sortent le mieux combinent : compensation compétitive, parcours & mentorat, flexibilité, et outillage data/IA pour anticiper la rétention et sécuriser le transfert de connaissances. Les analyses 2025 confirment que combler les lacunes de talents dans l’A&D est désormais un enjeu stratégique, au même titre que la montée en cadence industrielle. (Deloitte)